Le tango et Astor Piazzolla
Ce texte est paru en novembre 2005 sur le site de la Médiathèque, dans le cadre d'une collaboration avec le Théâtre National pour leur spectacle "Maria de Buenos Aires".
Astor Piazzolla naît à Mar del Plata le 11 mars 1921. Quelques années plus tard, ses parents partent s'installer à New York. Pour ses neuf ans, son père lui offre un bandonéon° acheté d'occasion. Astor se met à l'étudier, quoique sa préférence aille au jazz. Il compose son premier tango à onze ans. A la même époque, c'est aux côtés de Carlos Gardel° qu'il tient un petit rôle dans le film "El día que me quieras" et joue dans l'orchestre qui interprète la bande sonore.
Lorsque ses parents reviennent en Argentine, le jeune Astor manie déjà bien son bandonéon. Il joue dans plusieurs orchestres, d'abord peu connus, ensuite avec Miguel Caló* et puis, en 1939, avec Anibal Troilo*. Déjà les prémices de ce qui sera sa révolution, plus musicale et moins dansante, se font sentir dans ses compositions et ses arrangements.
C'est en 1944 que Astor Piazzolla quitte l'orchestre de Troilo et dirige l'orchestre du chanteur Francisco Fiorentino*. Puis il crée son propre orquesta típica* en 1946, à la base du mouvement vanguardista. En 1954, il remporte le premier prix lors d'un concours où il présente la "Sinfonia Buenos Aires"*, adorée par les uns et conspuée par les tangueros (amateurs de tango) orthodoxes : «Ce n'est pas du tango !». La même année, il se rend à Paris pour y suivre le cours de composition de Nadia Boulanger, élève de Ravel. Celle-ci le convainc de se consacrer au tango. Et Piazzolla en enregistrera d'ailleurs plusieurs* lors de ce séjour.
Rentré à Buenos Aires en 1955, il fonde son Octeto Buenos Aires* avec, entre autres, Leopoldo Federico* au second bandonéon, Enrique Mario Francini* au violon, Atilio Stampone* au piano… Ils joueront leurs propres compositions et des arrangements de tangos de la Guardia vieja. Il part à New York en 1958 et travaille comme arrangeur de musiques de films pendant deux ans. Retrouvailles avec le jazz… Lorsque le Quinteto Tango Nuevo voit le jour en 1960, Piazzolla maîtrise complètement le bandonéon. Sa démarche se veut une exploration sonore qui rappelle celle du free jazz. À partir de cette époque, il jouera principalement son répertoire, se démarquant des rythmes conventionnels du tango à danser, sinon du tango tout court. Piazzolla tentera, dans des créations souvent instrumentales, de concilier le tango, le jazz et la musique “sérieuse”.
1968, d'une rencontre avec Horacio Ferrer*, poète et parolier, naît l'operita tango "Maria de Buenos Aires"*. Petit opéra pour récitant (Horacio Ferrer), voix féminines (Amelita Baltar* en est l'héroïne), voix masculines et onze instruments.
Extrait musical : Milonga carrieguera*
Deux autres interprétations contemporaines verront le jour : Guidon Kremer* et Vittorio Antonellini*. Après cent vingt représentations en cinq mois, Ferrer et Piazzolla créent d'autres partitions pour la voix d'Amelita Baltar, dont "Balada para un loco"*.
En 1970, Piazzolla débarque à Paris, des tournées de concerts l'attendent, de grandes maisons de disques lui ouvrent grand les portes. Dès ce moment, c'est le succès international tout autant que populaire. Il séjournera également en Italie. Les oeuvres qu'il crée s'éloignent de plus en plus du tango, comme "Pulsación"*, "Adiós Nonino"* en hommage à son père décédé, "Lo que vendrá"*, "Decarissimo"*, "Tango del ángel"*, "Contrabajisimo"*, "Chiquilín de Bachín"* sur un texte de Ferrer. Et encore "Verano porteño"*, "Fuga y misterio"*, "Tristeza de un Doble 'A'"*, "La muerte del ángel"*, "Libertango"*, "Zum"*.
Il s'associe aussi à des jazzmen comme Gerry Mulligan (album Summit*) ou Gary Burton (album Astor Piazzolla Reunion*).
Il écrit de nombreuses musiques de films, parmi lesquelles le très beau "Oblivion"* et la B.O. de "Tangos, l'exil de Gardel"* de Fernando Solanas*.
Nous sommes en 1976. Le tango étouffe en Argentine, les oeuvres jugées trop contestatrices ou amorales sont mises au ban par la dictature militaire. De nombreux artistes s'exilent, dont beaucoup à Paris : Juan Cedrón* et son cuarteto, Juan José Mosalini*. Julio Cortázar* (écrivain) et Edgardo Canton* (compositeur/arrangeur), aidés par d'autres, telle Susana Rinaldi*, fondent en 1981 le café-concert "Les Trottoirs de Buenos Aires", haut lieu du tango jusqu'en 1993. Le Cuarteto Cedrón* prend clairement position contre la dictature, ce qu'il reproche à Piazzolla de ne pas faire. Juan Cedrón met en musique des textes de Tunón, Gelman, Cortázar… qu'il ajoute à son répertoire traditionnel. L'oeuvre du Cuarteto montre une recherche musicale parallèle à celle de Piazzolla, mêlant tangos traditionnels, créations personnelles et spectacles. Un autre groupe se forme, le Sexteto Mayor*, qui interprétera la musique du spectacle "Tango Argentino" en 1982 et de "Tango Pasión" en 1996. Ces artistes exilés sauveront le tango de la pression de la dictature et de la défection d'une partie du public, jeunes argentins, plus amateurs de rock et de jazz. Le tango y est devenu ringard… bien que le tango reste une danse et que des artistes argentins continuent à présenter des spectacles chorégraphiques tant en Argentine qu'à travers le monde.
Extrait musical : Adiós Nonino*
En 1983, la dictature militaire se décompose dans le marasme de la guerre des Malouines. Les artistes rentrent au pays. Piazzolla, sa reconnaissance internationale aidant, y est mieux accueilli. Et partant, le tango revenant sur la scène internationale, retrouve en Argentine une aura qui ne s'est plus éteinte depuis. Beaucoup d'artistes intègrent des tangos dans leur répertoire, entre autres, en chanson française, Léo Ferré*, Jacques Brel*, Guy Marchand* ou Charlotte Rampling*…
Dans la deuxième moitié des années 1980, Piazzolla enregistre aux États-Unis ses trois derniers disques. Quelques plages sont de nouvelles versions d'oeuvres précédentes ; ces remaniements sont coutumiers chez lui. Ces disques sont "Tango : Zero Hour"* en 1986, "The Rough Dancer and the Cyclical Night"* en 1987 et "La Camorra : la Soledad de la Provocatión Apasionada"* en 1989. Ces “tangos” – instrumentaux et non dansables – atteignent les limites du jazz et de la musique “sérieuse” – du pur Piazzolla !
Astor Piazzolla meurt le 4 juillet 1992, des suites d'une attaque cérébrale qui l'a déjà terrassé une année plus tôt, lors d'une tournée en Europe. Il laisse derrière lui une discographie importante. Sa musique fut souvent décriée, les critiques n'y trouvant pas leur tango, mais « Estoy harto de que todo el mundo me diga que lo mío no es tango. Yo (como estoy cansado) les digo que bueno, que lo mío si quieren es música de Buenos Aires. Pero la música de Buenos Aires, cómo se llama ? : Tango. Entonces, lo mío es Tango» (in "Astor Piazzolla" de Horacio Salas, 1963). «J'en ai marre que tout le monde me dise que ma musique n'est pas du tango. Je leur dis que, bon, s'ils veulent, ma musique est celle de Buenos Aires. Mais la musique de Buenos Aires, comment l'appelle-t-on ? Tango. Alors, ma musique est tango.»
Le tango nuevo de Piazzolla a en définitive influencé beaucoup d'artistes contemporains, dans le sens d'une recherche novatrice, et d'une revisite du répertoire traditionnel. Cependant, cela donne une musique plus dédiée à la danse que celle de Piazzolla à l'époque de sa maturité.
Une première génération, de Horacio Salgan* à Leopoldo Federico* en passant par Roberto Goyeneche*, du Cuarteto Cedrón à Juan José Mosalini, de Nestor Marconi* aux Hugo Díaz* (le bandonéoniste et l'harmoniciste), de Osvaldo Piro* à Litto Nebbia*, du Sexteto Mayor à l’orquesta Color Tango, tous renouvellent ou réinterprètent le répertoire traditionnel.
Il en est de même pour la génération actuelle du nuevo tango. Ainsi le groupe belge Soledad*, le groupe El Arranque*, l'orquesta Típica Imperial*, le groupe La Chicana*, tout comme les interprètes, Haydée Alba*, Sandra Rumolino*, Silvana Deluigi*. Mais plus encore le Gotán Project*, Narcotango*, Bajofondo*, Tango Crash* et d'autres, dont la recherche mêle instruments de musique et sons électroniques : l'électrotango.
À côté du répertoire des années 1950 de D'Arienzo*, Pugliese*, Troilo* ou Di Sarli*, pour n'en citer que quelques uns, Piazzolla trouve sa place dans les milongas avec des titres comme "Adiós Nonino", "Libertango" ou "Zum", tout autant que les nouveaux orchestres du tango nuevo ou de l'electrotango.
Le tango, avec ses cent vingt ans d'évolution, de recherche et de passion, est toujours bien vivant !
Discographie peu sélective et très subjective sur Piazzolla
Au-delà des oeuvres citées ci-dessus, il est intéressant de comparer les premières oeuvres de Piazzolla avec ses dernières créations. En partant de son Orquesta Típica* en 1946, la façon de jouer révèle l'époque, les langoureuses envolées des violons ont la part belle ! Mais cela reste très dansable ! Par après, ses premiers enregistrements* à Paris en 1955 sont déjà marqués par l'esprit piazzollien. Deux albums intéressants sont "Original Tangos from Argentina"* des années 1960, qui mêle encore des tangos traditionnels à ses propres créations et "Tristeza de un Doble 'A'"*, qui reprend des oeuvres majeures de 1968 à 1984. Deux anthologies : "Tangamente"* : les années 1968 à 1973 et "Piazzollissimo"* : les années 1974 à 1983, principalement enregistré à Milan, complètent et recoupent une vue d'ensemble de cette période. Enfin, l'album "The late Masterpieces"* reprend ses trois derniers disques. Des concerts en public : à Lausanne*, à Vienne*, à Amsterdam* où il joue avec Osvaldo Pugliese. Enfin, avec des musiciens classiques, le Kronos Quartet* dans "Five Tango Sensations"* ou avec l'Orchestre Philharmonique de Liège "Hommage à Liège"*.
Et puis, et puis… la discographie de Piazzolla à la Médiathèque comprend cent quatre-vingts albums parmi quelques 700 CD de tango.
À chacun son chemin !