Apogée des orchestres, apogée de la danse
Au début des années trente, une crise économique et politique s’installe en Argentine.
En 1929, la junte militaire dépose le Président Irigoyen élu un an plus tôt pour un deuxième mandat et le général Uriburú s’autoproclame président. Un mois après, se produit le krach boursier de Wall Street. Il inaugure le golpismo, une succession de coups d’État qui dureront jusqu’en 1983.
Ces années trente seront surnommées la Década infame. La répression sévit, les gens restent chez eux, craignant une arrestation, les opposants sont torturés et assassinés. Des salles de spectacle, des bars, des cabarets ferment et le nombre d’orchestres se réduit. Et enfin, la mort de Carlos Gardel° en 1935 ne fait qu’ajouter au traumatisme du peuple argentin.
C’est en 1935 aussi que le poète Enrique Discépolo* écrit "Cambalache" (Foutoir) en référence à la corruption régnant dans les milieux politiques. La censure mise en place par la dictature interdit d’antenne trois de ses tangos, parce qu’ils font trop référence à la misère, à l’inégalité et à l’injustice sociale : "Chorra" (La voleuse), "Qué vachaché" (Qu’est-ce que ça fout) et "Esta noche me emborracho" (Ce soir, je me saoule).
De plus, le clergé intrigue et parvient à faire interdire l’usage du lunfardo à la radio.
Ces divers éléments amènent une pause dans l’évolution du tango, à mettre en parallèle avec la récession économique. Les orchestres encore actifs vivent des acquis des années vingt, tant dans les innovations que dans le répertoire. Ils restent soit traditionalistes et jouent dans les salles de bal, soit modernistes et jouent dans les salles de concert, ce qui les rend moins accessibles au grand public. Par contre, le nombre de musiciens augmente dans les orchestres, aussi bien chez les évolutionnistes comme De Caro, qui ne s’en tient plus à la orquesta típica, que chez les traditionalistes, chez qui c’est plus habituel.
Les traditionalistes...
Mais un homme tient bon, se tournant résolument vers les danseurs, accentuant le courant traditionaliste en marquant encore plus le rythme : Juan D’Arienzo*, surnommé “el Rey del compas” (le roi du rythme). Dans sa jeunesse (il est né en 1900), il forme un duo avec Ángel D’Agostino* pour jouer dans les théâtres, il s’intéresse aussi au jazz et en joue, accompagné d’un autre violoniste.
En 1928, Juan D’Arienzo crée son premier orchestre avec le chanteur Carlos Dante*. Puis en 1935, il engage Rodolfo Biagi* à la place des pianistes Ángel D’Agostino et Luis Visca (à qui l’on doit "Compadrón" et "Muñeca brava"). Le style de Biagi, plus piqué, rapide et incisif, impose à l’orchestre un rythme qui ne déplaît pas aux danseurs, plus facile à repérer, surtout par les débutants… De plus, cela donne de l’entrain, un air de gaieté, mais a contrario l’interprétation (plus monolithique des instruments, si ce n’est le jeu isolé du piano) perd en mélodie ce qu’elle gagne en rythme et en puissance sonore.
De ce fait, les chanteurs ont des difficultés à se faire valoir, sinon à se faire entendre, d’autant que D’Arienzo ne s’intéresse à eux que pour plaire aux danseurs. Il fait en quelque sorte redescendre le tango des lèvres aux pieds en affirmant que «le tango appartient aux orchestres, pas aux chanteurs». Il fait toutefois une exception avec Héctor Mauré* qui chante avec lui de 1940 à 1946, une collaboration fructueuse et accomplie.
Dans la continuation de son style très rythmé, D’Arienzo remet à l’honneur la milonga, notamment avec des compositions de Sebastián Piana, telle la "Milonga sentimental" (1932) sur des poèmes d’Homero Manzi*, ou encore, parmi d'autres, la "Milonga vieja milonga"
et la "Milonga del corazón" qui font toujours la joie des danseurs. On doit aussi à Piana la création du rythme milonga-candombe mais qui n’a plus rien à voir avec le candombe des Noirs de la seconde moitié du 19éme siècle.
Plus interprète que compositeur, D'Arienzo laisse cependant quelques titres comme "Paciencia"
ou "El vino triste"
.
Par contre Ángel D’Agostino, tout en cherchant à donner envie de danser, accorde une importance plus grande au texte. Il demande en 1932 au chanteur Ángel Vargas* d’intégrer son orchestre.
De son côté, Rodolfo Biagi crée son propre orchestre fin 1938 et lui aussi accueille des chanteurs, tels Teófilo Ibáñez*, Jorge Ortiz* ou Alberto Amor*. Ses interprétations comme la valse "Lagrimas y sonrisas"
et ses compositions (peu nombreuses) comme la milonga "Campo afuera"
sont toujours jouées dans les milongas.
Parmi les orchestres qui jouent dans ces années de repli, il y a bien sûr celui de Francisco Canaro dont nous avons parlé dans le chapitre de la Guardia Nueva°. En exemple, ses interprétations très dansantes reprises sur le CD "Melodía de nuestro adiós"* de l’éditeur El Bandoneón ou sur le CD "40 grandes éxitos" de l’éditeur Maestros del Tango argentino.
Quelques-unes de ses interprétations sont toujours reprises dans les milongas : le tango "Charamusca", les milongas "Reliquias porteñas"
et "Milonga sentimental", ou encore la valse "Quisiera amarte menos"
.
... et les évolutionnistes
Toutefois, pendant ces années couve le tango moderne, issu de l’école décaréenne, évolutionniste.
Ce tango moderne commence à s’exprimer à la fin des années trente avec des musiciens confirmés qui montent leur propre orchestre : Aníbal Troilo* (dit “Pichuco” ou “El Gordo” au vu de sa corpulence), Miguel Caló*, Carlos Di Sarli*, Osvaldo Pugliese*, Osmar Maderna*, Alfredo Gobbi* (fils des Gobbi partis en France au début du siècle), Alfredo De Angelis*, Ricardo Tanturi*, José Basso*, Ciriaco Ortiz*, Francisco Rotundo*, Enrique Mario Francini*, Armando Pontier*, Lucio Demare*, Edgarto Donato*, Rodolfo Biagi et déjà Horacio Salgán* et Astor Piazzolla° ! De plus, il faut y adjoindre Osvaldo Fresedo* et Ángel D’Agostino qui s’adaptent à cette nouvelle expression.
Les interprétations sont moins scandées, plus recherchées dans les variations et les changements de rythme. Les arrangeurs prennent une place importante pour permettre aux musiciens – ils sortent à présent tous des conservatoires – d’exprimer leur virtuosité et leur talent dans des parties jouées en solo, par ailleurs clairement indiquées sur les partitions.
Du côté des chanteurs, en dehors de Carlos Dante, Ángel Vargas et Héctor Mauré (il sera le chantre du péronisme) déjà cités, il faut retenir Francisco Fiorentino*, Alberto Marino*, Floreal Ruiz*, Alberto Castillo*, Alberto Podestá*, Raúl Berón*, Edmundo Rivero* et Virgilio Expósito* parmi les plus connus.
Quant aux textes des tangos chantés, de nouveaux poètes et paroliers apparaissent aux côtés des anciens : Homero Expósito*, Cátulo Castillo* et le grand Homero Manzi*.
Aníbal Troilo commence à jouer en 1925 dans un orchestre de salle de cinéma. Il est alors âgé de onze ans. Puis, il fait partie de l’orchestre de Julio De Caro° en 1932 et joue dans d’autres orchestres jusqu’en 1937, date à laquelle il crée son orchestre avec le chanteur Francisco Fiorentino. Il est considéré comme un des deux plus grands bandonéonistes. L’autre est Piazzolla que Troilo engage en 1939, à l’âge de dix-neuf ans, comme arrangeur et bandonéoniste. Mais rapidement, un désaccord les oppose, les arrangements de Piazzolla sont trop novateurs pour Troilo qui tient à rester dans l’esprit des anciens. Au bout de cinq ans, Piazzolla s’en va; il créera son orchestre vanguardista deux ans plus tard. Il rendra par après hommage à Troilo dans deux pièces : "El Gordo triste" et la "Suite troileana". Troilo continue jusqu’en 1954, puis après un répit, reprend en 1956 avec le chanteur Roberto Goyeneche* et jouera jusqu’à sa mort en 1975. Parmi les interprétations les plus connues où apparaissent le rôle de l’arrangeur et le jeu du bandonéon, il y a "La Cumparsita" très critiquée à sa première exécution, "Quejas de bandoneón", "Malena" , "El entrerriano" …
Autre maestro incontesté, Osvaldo Pugliese, compositeur, arrangeur et interprète. Il commence sa carrière de pianiste dans les salles de cinéma, comme tous les pianistes à l’époque du muet. Il joue avec plusieurs musiciens, dont Pedro Maffia, Alfredo Gobbi, Roberto Firpo (voir le chapitre Guardia nueva°), Anibal Troilo et Miguel Caló. Il crée son propre orchestre en 1939 et jouera quasi jusqu’à sa mort en 1995. Son orchestre est organisé en coopérative et son appartenance au parti communiste lui vaut d’être régulièrement emprisonné, au grand dam de ses admirateurs.
Beaucoup de musiciens et de chanteurs contemporains ont pu jouer dans son orchestre, dont les bandonéonistes Juan José Mosalini* et Roberto Alvarez* qui a été aussi son arrangeur et qui fondera en 1989 l’orchestre Color Tango°.
Son style, dans la lignée de De Caro, est aussi marqué dans la mélodie que dans le rythme et pour y arriver, Pugliese ajoute au besoin cymbales et tambours à son orchestre. Il en résulte une harmonie riche et complexe, tant dans ses compositions que dans ses arrangements.
Pugliese compose deux fameux tangos, "Recuerdo"
en 1924 à l’âge de dix-huit ans et, en 1946 "La yumba"
à la rythmique si caractéristique. Il reprend cette rythmique dans ses arrangements et une soixantaine de compositions, dont "La Beba", "Una vez", "Adiós Bardi"
.
Carlos Di Sarli commence lui aussi à jouer du piano dans les salles de cinéma. Dès l’âge de seize ans, en 1919 à Bahía Blanca, sa ville natale, il forme son premier orchestre. Puis son premier sexteto en 1925 à Buenos Aires. Les débuts sont difficiles, mais il enregistre déjà ses premiers disques en 1929. Il lui faut attendre 1939 pour créer un nouvel orchestre et connaître le succès et l’adhésion des foules dans les années quarante et cinquante et même jusqu’à sa mort en 1960.
Son style est influencé par Osvaldo Fresedo, il lui dédiera du reste le tango "Milonguero viejo". Ses compositions et ses arrangements sont romantiques, assez dépouillés, paraissant même simples, mais bien marqués par son piano, avec toutefois des changements de rythme, le tout rendant l’ensemble de son répertoire très propice à la danse.
Outre ses propres compositions, telles "Bahía Blanca"
, "Verdemar", "Porteño y bailarín"
pour n’en citer que trois, Di Sarli reprend et arrange surtout des standards du tango, dont, parmi d’autres, "Patotero sentimental", "A la gran muñeca", "Re Fa Si", "El pollito"
, "El opio", "Clavel del aire", "La Morocha" ou "Al compás del corazón"
. Pour les tangos chantés, “el Señor del tango” s’entoure des grands noms du moment : Roberto Rufino*, Mario Pomar*, Alberto Podestá, Oscar Serpa* et Jorge Durán*, dont les voix bien colorées ajoutent encore une touche de romantisme !
Miguel Caló, né en 1907, étudie très jeune la musique, le violon et le bandonéon. Il commence sa carrière de bandonéoniste dans l’orchestre d’Osvaldo Fresedo en 1926. Il participe aussi pendant quelque temps à l’orchestre de Francisco Pracánico* et il crée son premier orchestre en 1934. Pendant toutes ces années, il acquiert son style, influencé par ceux d’Osvaldo Fresedo et de Carlos Di Sarli.
Ensuite, en 1939, il fonde la Orquesta de las Estrellas, dont feront partie, parmi les plus connus, Armando Pontier, Mario Francini, Héctor Stamponi*, Osmar Maderna, Eduardo Rovira*, avec des chanteurs comme Alberto Podestá, Raúl Iriarte*, Jorge Ortiz* et surtout Raúl Berón.
Ces interprétations sont d’une orchestration plus riche, pour ne pas dire plus chargée, que celles de Di Sarli, les violons sont plus présents dans la mélodie dont le rythme est soutenu tant par les bandonéons que par le piano.
Miguel Caló n’a composé que quelques tangos dont "Dos fracasos", "Que falta me hacés"
et "Qué te importa que te llore". Par contre, il interprète beaucoup de tangos d’auteurs de son époque, principalement chantés, comme "Al compás del corazón"
, "Trasnochando", "Inspiración"
avec un piano aux accents jazzy ou encore la milonga-candombe "Azabache"
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Juan Perón arrêté ! Evita le fait libérer... et le tango se danse partout !
Au début des années quarante, l’Argentine, restée neutre, connaît un nouveau bond économique en fournissant blé et viande aux belligérants de la Seconde Guerre mondiale. En 1943, nouveau coup d’État militaire, le colonel Juan Domingo Perón reçoit la charge du Secrétariat du Travail et de la Prévoyance sociale. Il promulgue des lois favorables aux travailleurs, ce qui lui amène une grande notoriété. Mais les chefs de la junte, irrités par son succès, l’arrêtent en 1945. Sous la pression populaire et syndicale exprimée dans une gigantesque manifestation conduite par sa femme, Eva Duarte – Evita, les militaires le relâchent. En février 1946, Perón emporte les élections et tente de mettre en place un système économique corporatiste en favorisant les associations de travailleurs (syndicats, clubs socioculturels), tout en appuyant son pouvoir sur elles.
Et comme à nouveau le tango a les faveurs des classes populaires, mais aussi de Perón, il devient un phénomène de masse sans précédent. Il se danse partout, chaque quartier possède son club sportif et culturel et marque son style de danse dans les figures.
Le tango se danse dans la rue, dans les théâtres reconvertis en dancings, dans les salles de sport et même dans les stades de football. D’autres salles de bals sont construites et les cours de danses foisonnent partout. Il n’y a pas moins de six cents orchestres à la fin des années quarante, un millier de bandonéonistes sont dénombrés parmi des milliers de musiciens. Des orchestres sont présents dans la plupart des villes, argentines mais aussi uruguayennes le long du Rio de la Plata.
On danse tous les jours de la semaine, du soir au matin dans tout Buenos Aires. Les danseurs – les milongueros – suivent de place en place les orchestres dont ils apprécient le style. Lors de certains bals, l’affluence des danseurs est telle qu’on leur demande de ne pas danser tous ensemble. Cet encombrement des pistes de danse amène les couples à faire des pas plus petits et des figures moins élaborées. D’autres, qui ne dansent pas, se rendent dans les cafés de la rue Corrientes pour écouter les orchestres et leurs chanteurs. Les journaux ne sont pas en reste pour diffuser tout ce qui concerne le tango, tandis que les radios – en particulier Radio El Mundo – diffusent du tango à longueur de journée, plus largement que dans les années vingt, alors qu’à l’époque, la radio était déjà un passage obligé pour tous les musiciens et chanteurs.
Les militaires au pouvoir : le tango est suspect, les jeunes préfèrent le rock...
Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, le déclin économique s’amorce en Argentine. Dans les années cinquante, le pouvoir de Perón se durcit, balayant la presse d’opposition et les opposants. En 1955, le 16 juin, des avions de l’armée bombardent la Place de Mai en faisant des centaines de morts. En septembre, un coup d’État militaire renverse Perón, l’obligeant à s’enfuir, en Uruguay puis en Espagne. Les militaires rejettent tout ce qui a trait au péronisme et interdisent toute manifestation populaire, donc aussi le tango. Et la classe moyenne suit, rendue méfiante par l’amélioration du niveau de vie de la classe ouvrière.
Le tango n’ayant plus les faveurs du public, les orchestres disparaissent et beaucoup de musiciens se retrouvent au chômage. De plus, les jeunes considèrent le tango comme du folklore, une musique de vieux. Ils sont plus attirés par le rock qui se répand dans le monde entier.
Le tango ne survit plus que dans des cénacles restreints, seuls quelques maestros tiennent bon.
Mais Piazzolla, son tango nuevo et la vanguardia apparaîtront bientôt…
Interprétations de l'époque
Il est difficile d'indiquer des titres et des interprètes représentatifs, tant l'époque est foisonnante et riche... Voici toutefois, pour cette époque, quelques interprétations de tangos qui ont jalonnés son histoire, des origines à nos jours :
"El choclo" par Di Sarli*
et par Troilo*
"La Cumparsita" par D'Arienzo*
et par Di Sarli*
"Hotel Victoria" par D'Agostino*
et par D'Arienzo*
"El entrerriano" par Troilo*
et par Biagi*
"El porteñito" par D'Agostino*
et par D'Arienzo*